L’aventure d’un père ambitieux et de son Wunderkind

Faire fructifier les talents : c’est l’Evangile même qui nous l’enseigne.
(Léopold Mozart à son fils, lettre du 1er août 1777)

A la fin de l’été 1767, Léopold Mozart partit pour Vienne avec ses deux prodiges : Wolfgang, onze ans, et Marianne, dite Nannerl, seize ans. L’ambition du père était de profiter du prochain mariage de l’archiduchesse Marie-Caroline avec le roi Ferdinand de Naples pour présenter sa précieuse progéniture à un parterre de personnages importants. Les Mozart avaient déjà joué à Vienne en 1762 (Wolfgang avait six ans) et avaient tourné en Europe pendant trois ans, entre 1763 et 1766 : Munich, Francfort, Koblenz, Cologne, Bruxelles, Paris, Londres et retour. Partout des contacts avec des personnes importantes, des nobles et des mélomanes, mais surtout des musiciens de grande valeur, une énorme quantité de musique composée, jouée, écoutée. Cette fois, l’enjeu était de taille : porter sur ses enfants l’attention de la Cour de l’impératrice Marie-Thérèse et en obtenir des avantages substantiels, peut-être même l’engagement à vie dont il rêvait. Tout alla mal. Le mariage n’eut pas lieu parce que la fiancée mourut de la variole, et les Mozart durent se retirer à la campagne, à Olmütz, pour fuir l’épidémie. Chose curieuse, Léopold note dans son journal qu’il a fait célébrer six messes pour la santé de Wolfgang, et une seule pour celle de Nannerl, qui à l’évidence ne satisfaisait plus ses ambitions. La petite famille put retourner en ville en janvier 68, accueillie avec tous les honneurs par l’impératrice et son fils Joseph II. Mais les circonstances n’étaient pas favorables. Mis à part les deuils dans la famille impériale et l’épidémie à peine terminée, on avait décidé de confier la gestion du théâtre impérial à un impresario italien, par manque d’argent. Giuseppe Affligio était un aventurier et un homme d’affaires duquel les chanteurs et les musiciens d’orchestre avaient beaucoup à se plaindre. Léopold raconte avec orgueil que ce fut l’empereur Joseph II qui eut l’idée de commander un op��ra à Wolfgang et lui proposa un contrat de 100 ducats. D’une façon comme d’une autre, c’était un grand succès pour Léopold de pouvoir mettre à l’épreuve l’adolescent prodige dans ce genre le plus populaire et le plus gratifiant qu’était l’opéra italien.

Cela aussi se passa mal. On choisit La finta semplice, un livret écrit par Carlo Goldoni à Paris quatre ans plus tôt. Carlo Coltellini, de Livourne, poète de cour à l’ombre du grand Métastase désormais retiré de la vie théâtrale, l’adapta à un goût plus moderne et aux exigences de la scène viennoise. Les chanteurs, l’impresario et l’empereur écoutèrent le premier acte au clavecin et donnèrent leur assentiment mais les difficultés commencèrent en juillet quand, après quatre mois de travail, l’opéra fut terminé. On différa les représentations à cause de problèmes financiers, on lui préféra des œuvres déjà au répertoire, on commença à dire que l’œuvre n’était pas du fils, mais du père, le bruit courait que la musique en était laide et trop difficile. Les voix de la jalousie, écrivait Léopold « …un tas d’intrigues infâmes de tous ordres, des persécutions malveillantes. Tous les compositeurs, Gluck in primis, ont fait un travail de sape dans le but d’empêcher la réalisation de l’opéra » (30 juillet 1768). Il faut naturellement prendre avec prudence les propos d’un père aveuglé par la colère, et qui avait tendance à voir partout des complots et des conspirations contre son Wunderkind. Aucune voix, aucun document ne confirme que des musiciens comme Gluck, 58 ans, une célébrité honorée de tous, ou Johann Adolph Hasse, 69 ans, compositeur de cour solidement établi, soient intervenus dans cette histoire. Il est difficile de croire qu’ils aient pu s’acharner contre un enfant. Deux ans plus tard, Hasse connaîtra vraiment à Milan le théâtre du jeune Mozart et il sera stupéfait ; ce sera un passage de témoin symbolique.

Il y eut cependant de bons moments à Vienne, Wolfgang donna des concerts, composa et dirigea la messe pour l’inauguration de l’église de l’orphelinat, la Waisenhauskirche, peut-être la première du petit Singspiel Bastien et Bastienne eut-elle lieu dans la maison du Dr Mesmer. Mais pour la Finta, les lamentations, les plaintes, les pétitions à Sa Majesté ne servirent à rien : le théâtre était en adjudication et Joseph II ne pouvait pas directement influencer le choix des pièces. C’est ainsi qu’en décembre 68, les Mozart retournèrent à Salzburg sans que l’opéra de Wolfgang ait été joué, mais avec en mains trois volumes manuscrits bien soignés, un par acte, qui nous sont parvenus : l’un est à Cracovie, les deux autres à Berlin.

Ce qui se passe après est encore moins clair. En 1977, Rudolph Angermuller trouva un livret imprimé à Salzburg pour une représentation de la Finta semplice à la cour de l’Archevêque, qui était alors Sigismund von Schrattenbach, bon et compréhensif si l’on se réfère aux nombreuses permissions concédées à Léopold, son vice Kappelmeister. Elles étaient encore loin, les tristes années de ce Hyeronimus Colloredo avec lequel Wofgang coupa les ponts irrémédiablement. Donc, cette Finta semplice aurait été jouée le 1er mai 1769, et l’on trouve imprimés également les noms des interprètes. Cependant, il est étrange que le loquace Léopold ne parle pas du tout d’un événement aussi important et tellement attendu ; de plus, aucune autre source ne signale ce spectacle, on n’en connaît aucun matériel musical, et l’on sait que ce jour-là, l’Archevêque n’était pas à Salzburg. Pour ces raisons, les biographes soupçonnent que, cette fois-là aussi, les choses tournèrent mal et que, malgré l’impression du livret, l’opéra ne fut jamais représenté.

Nous sommes certains, en revanche, que la Finta semplice est entrée dans le répertoire moderne en 1955 grâce à la passion de Bernhard Paumgartner au Festival de Salzburg. Pourquoi il est bon et intéressant de faire vivre ce théâtre d’un enfant génial, nous essaierons de l’expliquer dans les pages suivantes.

Riccardo Mascia (trad.)