ROSSINI, COMMENT RIRE AU-DELÀ DE L’HUMAIN

Ho la testa, o è andata via?
Sono a questo, o all’altro mondo?

 J’ai la tête, ou elle est partie ?
Je suis ici, ou à l’autre monde ? (Il signor Bruschino, scène IX)

Ce petit article est dédié à la mémoire de Nicole Good Monhaupt, qui aimait l’Opéra de Chambre et la langue française. Les discussions sur une tournure de phrase et sur comment donner les bons mots à une idée me manqueront beaucoup.

La composition de Il Signor Bruschino, au tout début de 1813, se situe au milieu d’une période formidable pour le jeune Rossini. Tout avait commencé en 1810, lorsque la mère du jeune musicien demanda à deux collègues chanteurs de présenter son fils, âgé de dix-huit ans, à l’impresario du petit théâtre San Moisé, à Venise. C’était le petit théâtre de la famille Giustinian, spécialisé en farces, actes uniques d’une heure et demie environ, genre populaire d’accès facile, importé de France (et Venise était partie de l’Empire Français), idéal pour tester un jeune qui s’approchait au monde de l’opéra. Après le succès de La cambiale di matrimonio, Rossini se vit bientôt commander quatre petits opéras de ce genre : L’inganno felice, L’occasione fa il ladro, La Scala di seta, et Bruschino. Cinq petits chefs-d’œuvre où l’on voit Rossini développer assez vite l’héritage de Cimarosa et Paisiello, lancer ses chanteurs dans des rôles hérissés de difficultés, roulades et syllabations vertigineuses, enrichir l’orchestre à l’aide des couleurs et de l’élan rythmique qu’il avait appris en avalant des tonnes de Haydn et Mozart.  Pendant ce temps il aborde à la Scala de Milan avec son premier long opéra bouffe, La pietra del paragone. Ainsi, avec Bruschino, nous sommes face à un Rossini désormais prêt à prendre son envol : on l’imagine déjà pris par les répétitions de Tancredi, son premier chef-d’œuvre sérieux, qui débutera seulement dix jours plus tard dans le plus important théâtre de Venise, la Fenice. Bruschino marque l’adieu au monde de la farce, mais en même temps la mise au point d’un mécanisme comique tout à fait spécial, que Stendhal appelait joyeuse folie, le « comique absolu ».

Pour essayer d’expliquer l’état joyeux d’excitation que la musique de Rossini nous procure chaque fois, tel un enchantement pareil à celui des enfants refaisant mille fois le même jeu, avançons par petits degrés. Tout d’abord, pour produire une farce pour la musique, le librettiste doit opérer une extrême simplification sur la comédie originale, éliminer des personnages, des scènes, des aventures secondaires, ne faire émerger que l’armature, le pure mécanisme théâtral. C’est ce que fait Giuseppe Foppa avec Le fils par hasard d’un certain Allisan de Chazet. Il ne reste qu’un couple de jeunes amants entourés par un petit peloton d’adultes névrosés. Le tuteur Gaudenzio, un paysan enrichi- on lui refile même le nom de famille de Strappapuppole, celui qui arrache les mauvais champignons au pied des oliviers- et narcissique, est trop pris par la contemplation de lui-même pour contrôler la situation ; l’aubergiste Filiberto ne parle que de sous, obsédé par l’idée de récupérer son crédit ; le Commissaire de police est totalement nigaud, habitué à ne regarder que les papiers sans rien remarquer de la réalité. Et finalement, Bruschino qui est un père fatigué et désillusionné. Au lieu des mots et des argumentations, ce qui ressort est un répertoire d’imprécations et d’automatismes. Le Commissaire répète mécaniquement Oh, niente («ça n’est pas dolosif» dans l’original), tandis que Bruschino montre le conflit avec un fils débauché dans son corps et son langage, presque de manière freudienne. Il souffre de goutte, il boite et répète obsessionnellement Uh !Che caldo ! ajoutant une touche géniale d’inadaptation à l’ambiance. Chacun écoute et reproduit mécaniquement sa propre névrose. Privés de toute fanfreluche et réduits à l’essentiel, ces personnages sont prêts à être cuisinés par la musique de Rossini. Bruschino, victime de la supercherie qui le contraint à reconnaître un fils qui n’est pas le sien ou à se faire accuser d’être un père dégénéré, expérimente la condition, très chère à notre compositeur, de crise de la connaissance, d’obscurité de la raison, où il y entraîne les autres. Il est vrai que l’échange d’identité, la substitution de personnes, est un ingrédient sempiternel du théâtre comique. Mais Rossini en profite d’une manière originale et véritablement musicale, s’amusant à amener la crise qui en dérive jusqu’à une limite où la pression est telle que ses personnages n’ont qu’un choix : cesser d’être humains, arrêter d’essayer de comprendre quelque chose et se transformer en mécanismes musicaux.

C’est très simple : le récitatif met les positions sur le champ, ici les mots sont humains et on assiste à un dialogue à peu près normal. Quand l’orchestre commence à jouer, l’ambiance se réchauffe, mais on est encore dans la situation très humaine où chaque personnage exprime ses sentiments face aux événements. La roue tourne de plus en plus vite jusqu’au moment où un fortissimo, normalement un accord suspendu à la dominante, nous annonce qu’on est près à percer le rideau : c’est alors que les mots ne sont plus des mots, mais des syllabes qui rebondissent entre des cascades de notes, l’orchestre construit des irrésistibles crescendos en répétant une phrase tout en ajoutant des instruments et la raccourcissant jusqu’à la réduire à une cadence joyeusement répétée. Sur scène on ne parle plus un langage humain, plus rien de raisonnable, on est devenu musique, on est entré dans un monde « autre » qui n’a plus aucun contact avec la réalité. S’il nous est donné sur terre de s’approcher d’un paradis de pure réjouissance musicale, l’objectif est atteint.  C’est justement le comique absolu, dans le sens latin de ab-solutus, libéré de toute contrainte et délié de toute référence.  Le morceau fini, comme si de rien n’était, on retourne au récitatif et on recommence le chemin en attendant le prochain crescendo.

Le meilleur chemin se construit dans la confrontation des personnages, c’est pour cela que Bruschino est si pauvre en airs en solo (sauf le très beau Ah donate il caro sposo, destiné à la primadonna avec son solo de cor anglais qui lui donne une couleur spéciale) et si riche en ensemble. Cela permet à Rossini à la fois de figer son humanité désorientée dans des surprenants adagi de stupeur, ou de la déchaîner dans le vertige musical du non-sens. Ce mécanisme se retrouve partout, mais il atteint le maximum d’énergie, sur scène et dans l’orchestre, là où le pauvre Bruschino est mis face à un « fils » qu’il n’a jamais vu, et surtout là où la Police a décrété (et c’est le comble) que ce type est bien son fils.

Et enfin le coup de théâtre final nous réserve une surprise : l’apparition d’un personnage qui, bien qu’il n’ait rien fait, a provoqué toutes ces complications. Bruschino figlio, le garçon débauché, se présente enfin dans l’étonnement général sur une petite marche en mode mineur. Lui aussi il n’est rien d’autre que musique, en peu de mesures son propos de repentir s’effrange en rythme pur : Sono pentito-tito-tito-tito. C’est la dernière suspension du souffle avant la fête finale.

Voilà le miracle que Rossini met au point dans ses premières farces et qui constituera l’ossature de son théâtre : un jeu élégant d’entrées et de sorties du paradis, d’arrêts et de redémarrages qu’on ne se lasse jamais de revivre. On peut y voir la nostalgie d’un monde d’innocence perdue, l’expérience d’une légèreté qui nous fait du bien, la joie de redécouvrir à chaque fois qu’il est possible, en riant, de toucher le ciel.

Riccardo Mascia