Un paradis en musique

La roulade est la plus haute expression de l’art, c’est l’arabesque qui orne le plus bel appartement du logis: un peu moins, il n’y a rien; un peu plus, tout est confus. Chargée de réveiller dans votre âme mille idées endormies, elle s’élance, elle traverse l’espace en semant dans l’air ses germes qui, ramassés par les oreilles, fleurissent au fond du cœur. (…) La musique s’adresse au cœur, tandis que les écrits ne s’adressent qu’à l’intelligence ; elle communique immédiatement ses idées à la manière des parfums.

(Honoré de Balzac, Massimilla Doni)

 

L’argument de l’opera buffa, depuis toujours, c’est le contraste entre les désirs, un chemin où les forces juvéniles vainquent l’immobilisme des anciens qui font obstacle à leurs aspirations. C’est ainsi que commence La Scala di seta, comme tant d’autres opere buffe. Le mariage entre Giulia et Dorvil est ici déjà conclu et consommé, point de départ déjà expérimenté dans le Matrimonio segreto. Ce qui ne change pas la situation de beaucoup : il faudra quand même neutraliser les plans malvenus de Blansac et du tuteur, et conclure par la reconnaissance sociale du lien matrimonial. Germano en est l’élément dynamique, le gêneur, le danger qui rôde et qui, par fatuité ou maladresse, risque de compromettre le final. Mais en même temps, il est le moteur de l’action, puisque ses désirs désordonnés génèrent sans cesse de nouvelles situations. Lucilla, porteuse d’un désir moins déterminé que celui de sa cousine, est l’élément qu’il faut pour dévier le désir de Blansac et calmer le tuteur. La construction dramaturgique joue avec la différence entre ce que sait le public et ce que savent les personnages : chaque morceau de musique germe d’une situation claire pour le public, mais absolument pas évidente pour le protagoniste. Voyons :

Dans le numéro 1, Germano, puis Lucilla, cherchent à faire sortir Giulia de sa chambre, mais ils ne savent pas que Dorvil est caché dans l’armoire. Dans le numéro 2 (duetto) Giulia entortille Germano en le laissant se méprendre sur ses intentions. Dans le numéro 3 (air de Dorvil), Dorvil parle d’amour pour lui-même et pour Blansac, mais il est clair que ce dernier n’a absolument pas compris de quel amour il est question. Dans le numéro 4 (quartetto), la joute entre Blansac et Giulia a lieu alors que Dorvil et Germano sont cachés ; avec une joie de gamins, nous attendons qu’ils soient découverts, parce que cela va générer le court-circuit du finale di mezzo, point culminant de la première partie de l’œuvre. Le numéro 5 est l’aria del sorbetto, petit intervalle dans le chevauchement de ces jeux d’inconscience, et c’est en fait l’unique morceau où un personnage (Lucilla) parle clairement à un autre (Blansac) et que celui-ci semble réellement comprendre. Le numéro 6 est l’air de Giulia, un élan d’inquiétude amoureuse ; mais Giulia ne sait pas que Germano l’écoute, et la découverte du serviteur caché donne place à la cabaletta. Dans le numéro 7, Germano parle dans son sommeil, mais Blansac l’écoute, le réveille et reçoit des informations complètement erronées. Ainsi nous arrivons au numéro 8 (Finale) dans lequel se retrouvent cachés quatre personnages que le tuteur dévoilera, abasourdi, pendant que le public croit assister au jeu d’enfant des boîtes chinoises.

La Scala di seta est, en ordre chronologique – s’il est possible de parler de chronologie dans le chevauchement continuel d’engagements et de va-et-vient frénétiques entre Venise, Bologne, Ferrara, Milan – le cinquième opéra rossinien, la troisième farce en un acte, celle dans laquelle Rossini met définitivement au point son langage. Le librettiste lui offre un jeu parfait de mécanismes. Rien qui ne soit plus loin du vraisemblable : les personnages sortent de leurs armoires, de leurs lits, de leurs tables, des échelles de soie improbables attachées au balcon ; c’est l’absurdité joyeuse des pantins à ressort surgissant des boîtes de farces du carnaval. C’est finalement là que Rossini peut poser sa musique tout à son aise, que son inventivité s’enflamme et que s’ouvrent les nouveaux horizons du génie qu’il sera. Et en effet, les dimensions des morceaux musicaux augmentent ainsi que la richesse d’idées qu’ils contiennent. Les recitativi secchi (écrits par Rossini lui-même. Une rareté précieuse !) parfaitement assemblés disposent nos personnages/pantins et les préparent à entrer dans leur joyeux monde musical. L’écriture musicale se charge de colorature, à chacun ses roulades, les mélodies se dissolvent dans un tourbillon de notes. Pour comprendre l’importance de ce qui est en train de se produire, tentons un exemple a contrario : le dix-huitième siècle avait conduit les personnages buffi a déterminer toujours mieux leur humanité et leurs sentiments. Mozart en est le résultat parfait : la mélodie cisèle les paroles, les souligne et va au-delà, les enveloppant de sous-entendus et de double-sens, modelant ainsi des sujets tout en facettes et riches de nuances, qui ne font que se décrire et s’analyser, en un mot : des humains. Son théâtre s’appuyait sur la conviction des Lumières (théorisée par Rousseau) que la musique est un langage en un certain sens « naturel », qui a les moyens de refléter les paroles humaines et de montrer chaque sentiment. Les ornementations étaient surajoutées pour donner une nuance ou simplement de l’élégance à la mélodie. Dans le monde de Rossini, les ornementations deviennent une présence tellement dominante et enveloppante que la mélodie n’est plus reconnaissable ; le squelette en est dissous, l’ornementation devient une structure en elle-même, extrêmement légère, aérienne. Et avec la mélodie, l’humanité des personnages se dissout, elle aussi ; ils s’expriment dans une langue autonome et abstraite, sans plus aucune référence « naturelle », et qui ne tourne pas autour de sentiments humains. La musique est leur monde, leurs mots n’expriment pas des désirs, sauf par des lignes ténues et des formules stéréotypées, ce ne sont que des sons englobés dans la musique. Des actes humains, il ne reste que les échanges d’énergie, les trajectoires. S’il est possible de rencontrer hors du théâtre une Susanna, un Figaro, une Donna Elvira, une Fiordiligi et tant d’autres créatures mozartiennes, les personnages de Rossini ne peuvent vivre en-dehors de la scène. Ils sont faits de musique ! Le vieux Rossini, même sans l’étoffe du théoricien, essaie de s’expliquer avec simplicité mais aussi avec précision lors de sa célèbre promenade avec Antonio Zanolini : pour lui, la musique n’est pas un art imitatif, mais « elle possède un langage qui lui est propre [et la comparaison se fait justement avec Mozart !]. L’expression de la musique n’est pas aussi claire et explicite que la signification des mots (…) mais elle est plus attirante que la plus poétique des poésies. La parole serait un son vain sans la signification qu’on lui a donnée par convention. Il n’en est pas ainsi de la musique, langage expressif en lui-même, qui, sans action du cerveau de celui qui écoute, pénètre immédiatement son âme et l’émeut fortement. Le lien entre signifiant et signifié, typique du siècle des Lumières est ainsi cassé, puisque le but du langage n’est plus de remonter à la description de quelque chose. Et finalement la musique s’exprime d’une façon indéfinie, mais tellement attirante et pénétrante qu’on ne peut la décrire ni par les actes ni par les paroles. »1 Comme elle ne peut rien décrire, elle ne peut pas être décrite, elle est musique et c’est tout, elle nous touche le cœur par elle-même et non par ce qu’elle veut signifier. Ainsi Rossini accompagne Giulia et ses compagnons dans un monde où la musique n’agit pas pour définir un sujet, elle survient comme une fin en elle-même, abstraite, dans un monde qui n’a rien de commun avec le réel. Mais attention : ne pensez pas que ce soit un pas en arrière. Rossini va au-delà : au-delà du sujet, au-delà de l’humain. Ses personnages percent le diaphragme qui sépare le monde de la réalité d’un paradis musical, un monde parfait, objectif, qui vit de sa propre lumière. Que l’intention de Rossini, avec la complicité de ses librettistes, soit de nous faire voir le paradis, le fait est confirmé par le chemin fait d’allers et de retours que mille fois parcourent ses personnages et qui s’éclaire justement dans La Scala di seta. Le point de départ est le récitatif, des gestes et des mots semblables à ceux des humains. Mais, une fois que la situation est mûre et que tout le monde est prêt, la musique commence, et peu à peu les personnages disparaissent dans une mer de notes, où l’action et les désirs sont suspendus, et où s’ouvre la joie inconsciente des mécanismes musicaux parfaits où les personnages semblent vivre leur pleine vie. Mais le paradis, ça ne peut pas durer trop longtemps. Alors, après l’accord final, revient le récitatif, et tout recommence. On attend le miracle et on l’entrevoit derrière le rideau : voilà l’état joyeux d’excitation nerveuse que la musique de Rossini nous procure à chaque fois, un enchantement pareil à celui des enfants refaisant un jeu déjà fait mille fois.

Il suffit de peu. Première scène : après que nous avons vu une jeune fille inquiète, poursuivie par l’inopportun Germano, on a une cadenza en fa majeur, et trois notes seulement font s’envoler Giulia dans un la bémol majeur très lointain dans lequel, enfin seule, elle se perd, dans des volutes de notes qui semblent ne jamais finir, une suspension enchantée. Trois autres notes seulement nous reportent au fa majeur et tout se remet en mouvement. Peu après, le personnage-Giulia a ses raisons pour faire croire à Germano qu’il doit lui réserver quelque tendresse. Germano/le personnage, consent, transporté par un très humain désir. Est-ce un duo d’amour ? Le fil ténu des mots nous dit que non. Et lorsque Germano et Giulia/objets musicaux prennent plaisir à tresser ensemble des cascades de notes, ils n’ont plus de raisons, ils ne sont plus des sujets humains, ils vivent de musique, dans la musique. Cela a l’apparence d’un procédé anti-théâtral, mais la substance de ce théâtre, c’est justement ces entrées et sorties du paradis, non pas la mise en scène d’histoires qui ne sont que des prétext