Connaissez-vous Cherubini ?

Luigi Cherubini est l’un des personnages les plus fameux parmi les méconnus de l’histoire de la musique. Chaque texte le mentionne, chaque musicien de son époque l’admirait (ou le détestait), et pendant des dizaines d’années après sa mort, son œuvre fut une marque de référence. Mais que lève la main le mélomane qui connaît à fond l’une de ses œuvres ou le musicien qui l’a fréquenté assidûment ! Le problème est que le temps a figé autour de Cherubini l’image d’un grand musicien académique sans génie, d’ un habile technicien sans substance musicale. Voyons comment on en est arrivé à une pareille distorsion.

Luigi est né à Florence en 1760 ; son père, Bartolomeo, est le maestro al cembalo du Théâtre alla Pergola, le principal théâtre de cette ville, capitale d’un grand-duché. La Toscane allait connaître une période de renouveau social et culturel sous l’égide de Pietro Leopoldo di Lorena, celui-là même qui deviendra empereur d’Autriche pendant les dernières années de la vie de Mozart. Le jeune Cherubini débute à quatorze ans avec un Quinto Fabio et rencontre un certain succès l’année suivante avec l’intermezzo Il giocatore, si bien que le grand-duc le présente à Giuseppe Sarti, compositeur réputé qui le prend comme assistant. Avec Sarti, Cherubini copie, compose et voyage dans toute l’Europe.

Pendant la saison de l’automne 1783 du Théâtre San Samuele de Venise, on monte Lo sposo di tre e marito di nessuna, qui obtient un succès durable. Mais la concurrence est forte, en Italie, l’opéra italien est un genre « européen » et à l’étranger, la paie est meilleure. C’est ainsi qu’en 1784, Luigi va chercher fortune à Londres ; il ne la trouve pas mais fait la connaissance de Giovanni Battista Viotti, violoniste et chef d’orchestre, qui l’invite à Paris où il est en train de former l’équipe du nouveau Théâtre de Monsieur (ainsi nommé parce que fondé par Monsieur Léonard, perruquier de Marie-Antoinette, et parrainé par le frère cadet de Louis XVI, le Comte de Provence), une des nombreuses réincarnations du théâtre italien à Paris. Le projet est ambitieux mais lorsqu’il se concrétise, on est en janvier 1789 et la tempête s’approche. (Dans l’intervalle) Cependant, faire de la musique à Paris veut dire entrer en contact direct avec une tradition dramatique attentive au texte et ouverte aux inquiétudes du pré-romantisme. L’esprit de Gluck plane sur la capitale, et les italiens s’adaptent.

Cherubini l’a bien compris et sa première œuvre française, Demophoon (1788), sur un texte de Marmontel, est un drame de texte dense et tendu, dont le récit est souvent interrompu par des pauses et des hésitations, et entouré d’un orchestre inquiet. La révolution apporte également de nouvelles modes et, pour notre compositeur, une période de grands succès, tous dans la forme de l’opéra comique, avec dialogues parlés: Lodoiska (1791) est un roman d’amour et d’aventure qui se déroule dans une Pologne semi-légendaire en guerre contre les Tartares ; Elise, ou le voyage au Mont St-Bernard (1794) est une aventure qui donne une large place à la description de la nature sauvage, une des premières mentions en musique du mythe des montagnes suisses ; Médée (1797) est une tragédie autour d’une femme abandonnée et furieuse, et dont l’évolution dramaturgique est suivie par un orchestre riche d’extraordinaires inventions de timbres. Les deux journées (1800), est son plus grand succès : une « pièce à sauvetage », comme le veut la nouvelle mode révolutionnaire, autour des mésaventures et du sauvetage final d’un porteur d’eau savoyard et de sa famille installée à Paris. Très admirée de Beethoven qui choisira pour sa seule œuvre d’opéra une « pièce à sauvetage », justement, cette oeuvre vaudra à Cherubini d’être invité à Vienne pour la diriger. La première république, cela veut dire aussi la réorganisation de l’éducation musicale et la création du premier conservatoire d’état, en tant que service public d’instruction ouvert à tous les Français : Cherubini en est l’inspecteur, avec la charge de composer des hymnes révolutionnaires et de la musique militaire (eh oui, ça aussi il faut le faire pour vivre !)

Son adhésion ouverte aux principes révolutionnaires ne lui procure aucune sympathie de la part du Premier Consul : Bonaparte a des goûts musicaux simples et naïfs, il aime la ligne musicale chantante et facile des italiens comme Paisiello, il n’encourage dans le théâtre ni l’engagement social ni les grandes aventures dans des mondes lointains. Cherubini sera mis de côté, et il se consacre toujours plus souvent à sa seconde passion, la botanique. En 1811, avec sa colossale Messe en ré min, il essaie d’entrer au service du Prince Esterhazy, fils de celui qui protégea Haydn, mais ce sont les tristes années de la guerre, et la démarche n’aboutit pas.

Curieusement, l’un des musiciens les plus symboliques de la France révolutionnaire retrouve une chance avec la Restauration. Louis XVIII le nomme directeur de la Chapelle Royale et, en 1822, directeur du Conservatoire, devenu Ecole Royale de Musique, charge qu’il gardera toute sa vie. C’est sous sa direction que le Conservatoire de Paris devient le centre de la vie musicale française, un lieu de formation pour les futurs grands compositeurs, un centre de confrontations et de débats. Ce sont les années du grand opéra de Mayerbeer, de la formation de Gounod et de Berlioz (qui déteste ouvertement l’officialité académique incarnée désormais par Cherubini), de Rossini, de Bellini et de Donizetti qui déploient une grande partie de leur activité en France, des ouvertures tourmentées du romantisme allemand, de Liszt et de Chopin à Paris, les années de la création du Prix de Rome, instance mythique de la valorisation du génie français en herbe.
Il est évident que la tendance politique officielle sous Louis-Philippe ne souhaitait pas qu’on se souvienne de Cherubini pour ses succès passés. Quand il mourut à 82 ans, en 1842, on ne garda que l’image du didacticien, du contrapuntiste habile, mais froid, de l’organisateur d’événements ; c’est ce « Louis » qui trouva sa place au Père Lachaise parmi les grands Français. Mais depuis les années soixante, ses œuvres les plus belles sont peu à peu redécouvertes, et l’image d’un grand musicien, acteur important du XIXe siècle européen, se recompose lentement. L’Opéra de Chambre y apporte sa petite contribution en rappelant le Cherubini des débuts, les racines bien plantées dans la tradition buffa italienne.

Riccardo Mascia (trad.: ngm)

 

Notes discographiques d’une renaissance

La redécouverte de Cherubini commence naturellement par la Medea de Maria Callas, dans un enregistrement légendaire en italien, à la Scala de Milan, avec Fedora Barbieri, dirigé par Leonard Bernstein. On la trouve également sous le label EMI, et Lamberto Gardelli l’a gravée en italien avec Gwineth Jones, Fiorenza Cossotto et l’Orchestre de l’Accademia di Santa Cecilia en 1977, pour DECCA. Pour trouver une Médée en français, il faut attendre 2003, avec une édition pour Newport Classics dirigée par Bart Folse avec Andrea Matthews.

Les deux journées a été réalisée par OPUS 111, dirigée par Christoph Spering avec Mireille Delunsch en 2002, alors que Lodoiska recevait l’attention de Riccardo Muti, qui l’a enregistrée en 2006 avec l’Orchestre de la Scala, Alessandro Corbelli et Mariella Devia.

Lo sposo di tre e marito di nessuna a été proposée au Festival de la Valle d’Itria, dans les Pouilles, dirigée par Dimitri Jurowski en 2005 et enregistrée par Dynamic.