Que c’était joyeux, à Venise !

 Par un gris novembre de 1818, le noble vénitien Giustinian, « da pie intenzioni condotto » (guidé par de pieuses intentions), annonçait aux journalistes la fermeture de son théâtre privé, le San Moisè, situé non loin de la place Saint Marc. Le bâtiment deviendra un dépôt, puis sera transformé en appartements. Comme Venise avait changé, en peu d’années ! Plus aucun signe de sa vitalité culturelle et intellectuelle de six ans plus tôt, les meilleurs cerveaux en exil ou prudemment camouflés. Parmi eux, de nombreux amis de Rossini, dont le compositeur Stefano Pavesi, auteur du Ser Marcantonio (archétype du Don Pasquale), un succès de répertoire pendant des décennies, et aussi le compagnon de beuverie de Rossini : « Je fais ma vie avec ce fou de Pavesi, et c’est pour cela que je suis devenu sage » écrit Gioacchino à sa mère. De même Angelo Anelli, librettiste de L’Italiana, Giuseppe Foppa, librettiste du San Moisè, chancelier au tribunal pénal, auteur de trop de satires de la noblesse : tous connus comme libéraux et pro-français. Beaucoup de petits théâtres furent fermés par le nouveau patron autrichien, par scrupule, pour suivre les nouvelles directives morales, ou simplement par manque d’argent. Une fois définitivement perdu l’espoir de reconquérir son indépendance au Congrès de Vienne, Venise se languissait aussi dans le domaine du commerce. Il restait le grand théâtre de La Fenice, où Rossini créera Semiramide en 1822. Après plusieurs années d’absence, il fera cadeau à la ville de son dernier opéra italien avant de partir pour Paris. Qui sait si la nouvelle de la fermeture du théâtre de ses premiers opéras lui est parvenue ? En cette année 1818, il était à Naples, riche, comblé de louanges, courtisé par tous les imprésarios, âgé d’à peine vingt-six ans, amant aux yeux de tous de la star du moment, la chanteuse Isabella Colbran, un peu plus âgée que lui et qu’il épousera quelques années plus tard. Pas le temps de regarder en arrière, il lui fallait enchaîner un succès après l’autre.

Rossini aura bien le temps de penser au passé pendant ses longues années d’abstinence, d’incapacité créative, de divorce, qui suivirent l’immense travail qu’avait été le Guillaume Tell de 1829 ; il devint alors un homme précocement vieilli qui avait le sentiment que le monde s’écroulait autour de lui. Mais, à grand-peine, il finit par se refaire une vie, et devint une sorte de monument vivant dans sa ville de Passy. Son salon était un lieu fréquenté par tout Paris, et le maître recommença à produire quelques chefs-d’œuvre rares mais stupéfiants, comme la Petite Messe Solennelle. Quand il mourut, en 1868, Wagner et Verdi avaient déjà écrit leurs chefs-d’oeuvre…

Mais les années du San Moisè avaient été formidables. Tout avait commencé en 1810, lorsque vinrent à Bologne Giovanni Morandi, compositeur et professeur de chant, et sa femme Rosa Morolli, chanteuse respectée qui avait participé quelques années auparavant à la première italienne de Così fan tutte à la Scala de Milan, dans le rôle de Dorabella. Anna Guidarini, leur collègue, alla les trouver et intercéda pour son fils Gioacchino, un jeune homme de dix-huit ans au talent précoce, maestro al cembalo demandé par tous les théâtres de la région. C’était le coup de pouce qu’il fallait : le couple connaissait bien Antonio Cera, imprésario du San Moisè, le plus petit théâtre de Venise, à peine 107 loges. Quelques mois plus tard, Rossini signait avec Cera un contrat comme compositeur et maestro al cembalo pour la farce en un acte La Cambiale di matrimonio, dont le rôle principal sera donné à Rosa Morolli. Le San Moisè était petit mais avait une longue histoire; il avait vu la Première de l’Arianna de Monteverdi en 1639. Il reposait entièrement sur le « risque d’entreprise », c’est-à-dire que le propriétaire ne garantissait pas de couverture en cas de problèmes financiers. Pour gagner des sous, Antonio Cera organisait aussi les tombolas populaires du dimanche après-midi. Mais surtout, il s’était spécialisé dans les farces en un acte ; et, à en juger par la qualité et la future carrière des chanteurs qui passèrent chez lui, il devait avoir un certain flair. Rossini avait ainsi à sa disposition d’excellentes compagnies, des librettistes solides et un orchestre, certes pas entièrement professionnel, mais qui ne devait pas être mal du tout, et dans lequel se faisait remarquer un excellent hautboïste qui aimait aussi jouer du cor anglais : presque tous les opéras créés au San Moisè, même ceux d’autres compositeurs, comportent des parties obligatoires pour le hautbois et un aria avec cor anglais soliste.

La farce venait de France, les sujets en étaient souvent des adaptations d’opéras comiques parisiens. Un acte unique d’une heure et demie environ, pour une demi-douzaine de chanteurs, sans chœur, pas plus de huit ou neuf numéros musicaux, dont l’un, central, devait être un concertato important qui divisait l’opéra en deux, suivi par l’aria del sorbetto, réservé à un second rôle pendant la distribution de douceurs dans les loges… Un genre populaire et d’accès facile – on pouvait en donner deux en une soirée – qui pouvait accueillir des histoires drôles dans l’univers bourgeois, mais aussi des drames semiseri, des « pièces à sauvetage », à but éducatif et au final toujours gai. Après 1815, une fois passée l’occupation française, la farce disparut des scènes italiennes avec la même rapidité qu’avait connu son succès. Mais, avec la Restauration, les temps seront durs pour tout l’opera buffa. Les farces de Rossini sont écrites seulement pour le San Moisè, et notre compositeur abandonna pratiquement le dramma buffo après Cenerentola donné à Rome en 1816.

Après la Cambiale, Rossini s’en alla à Bologne pour L’Equivoco Stravagante. C’est l’année 1812 qui fut son année d’or : elle commence par sa seconde farce, L’inganno felice, un drame semi-sérieux interprété par Filippo Galli et Luigi Raffanelli, deux basses d’exception qui furent des amis de Rossini et ses interprètes pendant de longues années. « Ce ne fut pas une rencontre, mais une vraie fureur », écrit Rossini à sa mère. Le mélange de pathétique et de drôlerie qui caractérise la partition fut un thème important de la « Vie de Rossini », de Stendhal. Antonio Cera se hâta de bloquer le jeune compositeur pour trois autres farces. Une escapade à Ferrara pour le « drame de Carême » Ciro in Babilonia, avec la contralto Maria Marcolini, explosive, brillante, plantureuse, et qui amènera plus tard L’Italiana in Algeri au succès. Le 9 mai, Rossini était de retour à Venise pour La scala di seta. « De la fureur en grand », écrit-il à sa mère, « de l’ouverture jusqu’à la dernière note du final, que de vifs applaudissements. J’ai été appelé sur scène aussi bien hier que ce soir ; en conclusion, je suis l’idole des Vénitiens ». Et il ajoutait, presque avec indifférence, une de ces nouvelles qui change la vie : « On m’engage pour écrire l’opera seria de la Fenice. » A peine sorti des théâtres de deuxième ordre, Gioacchino se voyait invité par le plus grand théâtre vénitien. Mais avant, il y aura encore la Scala de Milan, avec La pietra del paragone, le 26 septembre, interprétée par Filippo Galli et Maria Marcolini ; une gestation difficile, ponctuée d’hésitations, de retards, de réflexions, une attente stressante de la part du public et des journaux, jusqu’à une Première qui connut un triomphe libérateur. Désormais, Antonio Cera dut le poursuivre de prières et de menaces pour obtenir ses farces, Gioacchino répondait avec des certificats médicaux. Le 12 novembre, pourtant, eut lieu la Première de la quatrième farce, L’occasione fa il ladro, qui ne fut ni un fiasco ni un succès retentissant. Le 27 janvier 1813, Rossini bouclait ses comptes avec le San Moisè : Il Signor Bruschino, malchanceux ce soir-là, mais probablement la farce la plus appréciée de notre temps, grâce à ses situations équivoques (un père contraint à reconnaître un fils qui n’est pas le sien, pendant que le vrai fils fait des bêtises au jeu à l’auberge) qui se rapprochent presque d’une crise d’identité. Mais Gioacchino avait l’esprit à la Fenice, où on attendait Tancredi pour le 6 février. Ce fut un triomphe, même s’il ne fut pas immédiat. Il y eut d’abord celui de l’irrésistible Italiana in Algeri, le 22 avril au théâtre San Benedetto, le deuxième théâtre vénitien en importance, encore une fois avec Maria Marcolini et Filippo Galli. A noter que le 19 avril, le même théâtre avait servi en hors-d’œuvre la Première vénitienne de La pietra del paragone. En décembre 1813, Rossini est à Milan pour Aureliano in Palmira, et il y restera, complice de sa noble maîtresse du moment, Cristina de Belgioioso, jusqu’en avril 1814 avec le Turco in Italia. En avril 1814, les Autrichiens prennent possession de l’Italie du Nord. Les centres musicaux les plus actifs furent alors pour Rossini Rome et Naples ; pour bien des années, il n’y eut plus de Première à Venise, désormais en pleine crise culturelle et économique.

La Scala di seta est inspirée d’un opéra comique d’Eugène de Planard, que Giuseppe Foppa traduit presqu’à la lettre, avec de curieux résultats comme « Non c’è persona…« (Il n’y a personne) de Germano ou le délicieux « randevù » (rendez-vous) qui s’ajoutent aux gallicismes déjà nombreux dans l’italien de l’époque. Parmi les premiers interprètes, le ténor Raffaele Monelli, et le buffo Nicola De Grecis, qui avaient déjà chanté La Cambiale. Rossini leur réserve la partie la plus hérissée de difficultés. Il est curieux de noter l’insistance des critiques de l’époque à relever la recherche dans l’écriture rossinienne. Ces couleurs de l’orchestre, la totale indépendance des vents, la virtuosité de certains passages, certains jeux d’imitation parmi les voix, même un canon au beau milieu d’un concertato buffo, tout cela n’était pas perçu comme faisant partie de la tradition italienne. A Bologne, pendant ses années d’études, le sévère Padre Mattei, son professeur, l’appelait il tedeschino (le petit allemand). Cette manière d’encercler chaque fait musical, de noyer chaque histoire et chaque parole dans une irrésistible marée de notes était le signe d’un génie unique et inaccessible. C’est ambigu : le texte le plus sublime comme le plus vulgaire peuvent être enveloppés de la même musique ! Une musique qui vit de sa propre vie, et donne elle-même vie à tout ce qu’elle englobe.

Ce 9 mai 1812, La Scala di seta fut suivie du célébrissime Ser Marcantonio, de son ami Pavesi, grâce auquel l’impresario évitait tout risque d’échec de la soirée, même si l’œuvre proposée en première partie devait faire fiasco. Puis, couplée à L’Inganno felice, dont le protagoniste était le même ténor Monelli, elle tint l’affiche au San Moisè pendant plusieurs mois. Disparue du répertoire, comme toutes les farces, qui plus est pénalisée par de mauvais papiers de critiques qui ne l’avaient jamais lue, ou qui cherchaient un impossible réalisme « psychologique » dans un théâtre qui lui est complètement étranger, elle a été reprise pour la première fois en 1952 au Maggio Musicale Fiorentino et, dans une édition critique, au Rossini Opera Festival de Pesaro en 1988.

 

Riccardo Mascia

(trad. ngm)