Un génie au croisement des cultures

Franz Josef Haydn est un génie frontalier, né en 1732 à Rohrau, un minuscule village du Burgenland qui constitue actuellement le dernier terrain de langue allemande à l’est de Vienne, près du lac de Neusiedl. Il était de famille pauvre, mais, il était doué d’un tel instinct musical qu’on lui permit de suivre la formation de jeune chanteur à Vienne, ville distante d’une quarantaine de kilomètres à peine de son village natal. A Vienne, événement d’importance, il rencontre le vieux Nicola Porpora : c’était un chanteur et compositeur napolitain, un des symboles de la musique italienne en Europe. Il accompagne ses cours de chant et en reçoit des leçons. Dès la fin des années 50, Haydn passera une grande partie de sa vie professionnelle près de son lieu de naissance, en tant que musicien de cour de la famille Esterházy

Haydn absorbe tout ce que sa position frontalière peut lui offrir, dont surtout la tradition populaire allemande, ainsi que celle de Hongrie, extrêmement riche, et encore relativement inexplorée. Il grandit dans un Empire dont la culture dominante est allemande ; en ces années-là, c’est la musique inquiète et torturée de Carl Philip Emanuel Bach, le fils de Johann Sebastian, et les expériences d’amplification de l’organe orchestral, faites surtout à la cour de Mannheim, L’Empire autrichien reçoit également en première main les nouveautés de la musique italienne, surtout vénitienne ; l’opéra napolitain, lui aussi, remplit les théâtres et deviendra rapidement une mode durable, avec ses mélodies faciles à chanter, son rythme narratif et son sentimentalisme avoué. Avec ce centre de production dans la capitale, où de nombreux musiciens italiens faisaient de longs séjours, l’opéra était un status symbol des familles nobles, même dans les cours plus rurales, et un terrain de discussion et d’essais où tout musicien se sentait impliqué.

Sous la baguette de Haydn, le petit orchestre de cour du prince Nikolaus Esterházy devient un terrain d’expérimentation, le creuset d’inventions dont chaque instrument émerge avec son individualité propre. La symphonie (Haydn en écrivit au moins 108 dont nous sommes sûrs) devient le nouveau genre de composition ouverte à une infinité de suggestions musicales de toutes provenances. Toute la variété du monde se retrouve dans l’orchestre de Haydn : des introductions solennelles, des premiers mouvements pleins de feu, des cantabili à l’italienne, des andanti pastoraux et des marches militaires, des menuets qui deviennent des Ländler campagnards, des rondos déchaînés à la hongroise, des sonneries de chasse, d’amusantes plaisanteries instrumentales et des mélodies profondément mélancoliques. Esterháza entre pour quelques décennies dans le cercle de ces cours princières minuscules dans lesquelles, au siècle des princes des Lumières, un courant musical nouveau se crée et capte l’attention des musiciens qui viennent de partout pour se mettre au goût du jour. C’est ainsi que les choses se passèrent à Cöthen au temps de Bach, à Mannheim et à Parme pendant les années Traetta, à Florence à l’époque du grand-duc Léopold. Mais lorsque le prince mécène disparaissait, les ennuis commençaient : à la mort de Nikolaus, en 1785, la cour n’investit plus rien dans la musique. Haydn put cependant profiter de sa notoriété dans toute l’Europe. Il fit deux longs séjours à Londres. Puis il s’établit à Vienne, où il suivit avec une amitié affectueuse et un intérêt d’artiste la brève parabole de Mozart ; il fut un point de référence du jeune Beethoven, et les dernières parutions de ses œuvres de musique de chambre étaient saluées par un intérêt général. A Vienne, il écrivit encore ses grands Oratorios La Création et Les Saisons, pour le cercle des amis du Baron Van Swieten, un groupe d’admirateurs fanatiques de Haendel qui avait entraîné Mozart dans ses aventures. Sa longue vie se termina en 1809 ; il avait vécu l’Ancien Régime, la révolution industrielle, la Révolution française, les guerres napoléoniennes et, dans ses derniers jours, les détachements de l’armée française qui occupait Vienne lui rendaient hommage sous ses fenêtres.

Il est certain que le théâtre musical n’occupe pas une place de premier plan dans la production de Haydn. Peu étendue (14 titres à peine), elle est entièrement destinée au petit théâtre d’Esterháza, à l’exception de Orfeo o l’anima del filosofo, histoire maçonnique écrite pour Londres mais représentée et redécouverte récemment seulement. A cette petite cour arrivaient cependant, en seconde main à travers Vienne, les meilleurs livrets italiens, surtout de Goldoni et de Métastase ; chaque visite d’un prince ami était marquée d’une représentation théâtrale très attendue. Le problème était plutôt que les opéras de Haydn naissaient et restaient dans le château sans jamais entrer dans le circuit des théâtres de villes dont dépendait le succès d’un titre ( Lo speziale n’a été repris qu’une fois dans le palais viennois des Esterházy). Ils ne pouvaient pas non plus circuler par les éditeurs qui ont diffusé ses symphonies et ses quatuors à travers toute l’Europe, puisque l’impression d’un opéra occasionnait des frais énormes et resta une chose rare, même encore au XIXe siècle.

L’exotisme merveilleux était la principale source d’inspiration, prétexte en même temps de riches scénographies ; c’est ainsi qu’on choisissait les classiques sujets aventuro-fantastiques de l’Arioste, le roman orientalisant de l’Incontro improvviso, un texte émanant du français, déjà mis en musique par Gluck, les aventures fantastiques de Buonafede dans Il mondo della Luna, un très amusant livret de Goldoni que Haydn assaisonne de moments musicaux, de ballets et de pantomimes, le transformant en un long spectacle d’illusion musicale. Mais la comédie classique également, celle des conflits entre jeunes amants et vieux barbons, rehaussée de déguisements et d’un peu de satire sociale, était au répertoire.

« bouffons » aristocratiques : un théâtre de l’équilibre

Lo speziale fait partie de ce genre de la comédie classique. Composé en 1768 pour l’inauguration du théâtre du château, il reprend un livret de Goldoni, très raccourci, privé de ses personnages « sérieux », qui ne sont pas essentiels pour l’intrigue, et d’une jeune paysanne qui devait être la rivale de Grilletta. Une histoire dans la plus parfaite tradition de la commedia dell’arte : un apothicaire complètement à côté de la réalité (parce que plongé dans la réalité virtuelle des petites nouvelles des journaux) dans le rôle du vieil enquiquineur. Râleur et improductif, il est le classique objet de satire du théâtre goldonien, tout prêt à se faire rouler dans la farine par de faux Turcs qui parlent en -ara (un type de scène qui marche toujours, comme le savait déjà très bien le Molière du Bourgeois Gentilhomme cent ans plus tôt). On y trouve de faux notaires, que nous connaissons déjà si nous avons vu des opéras du grand répertoire comme Così fan tutte ou Don Pasquale. C’est aussi l’occasion d’une « marche turque » débridée, qui nous fait réfléchir à la force grotesque qu’il devait y avoir derrière la fameuse marche turque de Mozart, décriée aujourd’hui par les virtuoses, et ânonnée par les débutants. On y trouve aussi l’expansion lyrique du soprano, qui, au deuxième degré, se moque ainsi des soupirs de son amant, l’air misogyne du vieux barbon, qui le fige comme une marionnette dans son rythme de marche militaire, un duetto tendre réservé aux jeunes amants, auquel l’intervention de la flûte traversière donne de fines couleurs pastel (dommage que ce dernier ne soit pas entièrement de Haydn). Quelle belle musique ! Mais…

On reproche toujours à Haydn de ne pas être intéressé par la force dramaturgique. La musique splendide qu’il réussit à faire sur l’Isola disabitata, un des livrets les plus immobiles de Métastase (une série de dialogues pendant lesquels il ne se passe rien jusqu’à la fin) en est pour les critiques la démonstration irréfutable. Les Italiens construisaient leur théâtre sur un rythme endiablé et une musique nerveuse irrésistible, souvent extrêmement simple, marquée par une fonctionnalité essentielle qui, en ne se préoccupant pas de la variété et de la qualité musicale, se proposait de couper le souffle à l’auditeur. Le compositeur d’Esterháza, en revanche, semble habiller le texte avec élégance et construire de délicieux petits numéros centrés chacun sur un seul sentiment, résumé en quelques vers. La séparation entre le récitatif et l’aria est toujours très nette, soulignée de surcroît par une introduction orchestrale omniprésente et souvent longue. L’orchestre dessine des thèmes jamais banals et toujours riches d’éléments harmoniques et rythmiques qui enveloppent la voix et le texte comme une luxuriante plante grimpante. Ainsi la musique s’empare-t-elle décidément du premier plan, par rapport à l’histoire et aux paroles. Le dessin des cordes, toujours richement élaboré, fait office de couleur de fond, les hautbois mettent en relief les phrases les plus expressives, et les interventions des cors, avec leurs longues notes, donnent de la profondeur à l’ensemble. Une technique, éprouvée partout dans ses symphonies, qui fonctionne avec une précision millimétrique et garantit toujours de très beaux effets. Mais il est difficile de « jouer » Haydn : dès la première lecture, la discontinuité entre les numéros musicaux et le développement de l’histoire saute aux yeux, et casse la fluidité de l’action. Si les numéros musicaux sont toujours conçus dans un équilibre formel quasi parfait, cet équilibre est construit sur%2