Un berger qui rêve d’un monde parfait

Un rêve. C’est bien un rêve que Wolfgang Amadeus Mozart nous offre, aidé par le texte de Métastase, le poète romain qui a représenté une source intarissable d’arguments et de vers pour tous les musiciens du dix-huitième siècle. C’est avant tout le rêve d’une Nature amicale, qui éduque à la sagesse et à la simplicité, en réduisant les besoins de l’homme à l’essentiel. Elle éloigne de l’ambition et des désirs inopportuns, et rappelle que l’acceptation de son état est le premier pas vers l’équilibre et la stabilité. Et finalement, cet équilibre engendre cohérence et fidélité : fidélité aux principes de moralité et à la promesse d’amour, en dépit de tous les imprévus qui peuvent menacer et secouer ce paradis intérieur fondé sur la Nature bienveillante.

Et puisque la Nature offre les fondements de toutes les vertus, voilà qu’Elle peut aussi former le bon gouverneur. Que demande-t-on au Prince si ce n’est la cohérence, l’équilibre, et cette compréhension de la souffrance de ses sujets que seule la familiarité avec les difficultés d’une vie quotidienne immergée dans la Nature peut garantir? L’Empereur Alexandre, deus ex machina de cette histoire, est une espèce de Prince des Princes qui a bien compris ce message: il semble être au-dessus et au-delà de tout désir personnel et s’occupe seulement de procurer aux territoires conquis de bons gouverneurs. Le jeune Aminta, ignorant sa noble naissance et satisfait de sa position de berger, est mis à l’épreuve. Il accepte avec une tranquillité étonnante la nouvelle que le destin lui a réservée, la fonction de roi, mais sa pierre de touche sera la stabilité sentimentale, interprétée comme un signe de fidélité qui dépasse la simple promesse de mariage et semble concerner également l’attachement à la terre gouvernée, et, bien sûr, à l’Empereur qui a distribué tant de sagesse et de justice.

Dans cet opéra «philosophique» se rencontrent donc le monde littéraire de l’Arcadie, la Nature idéalisée, à la fois refuge et dispensatrice de sagesse, et l’Age des Lumières, qui rêvait d’un Prince illuminé, qui conciliait la précaution et la hardiesse, l’adresse et la bonhomie, la fermeté et le pardon; un homme entre les hommes, aimé, estimé et craint, entièrement dévoué au bonheur de ses sujets et qui n’abuse jamais de sa puissance. Après la Révolution, la Terreur et les guerres bonapartistes, cette philosophie suscitera bien des sarcasmes. Mais pour le moment, restons au petit Archevêché de Salzbourg en 1775, protégé par ses montagnes et la stabilité de la monarchie autrichienne, à l’écart des guerres depuis bien des lustres: on peut imaginer que l’illusion était partagée par la cour et ses musiciens. Et pas seulement parce que le Prince illuminé ouvrait normalement ses poches avec générosité pour l’art et la musique! Il faut aussi imaginer la singularité d’une fenêtre historique dans laquelle il était tout à fait toléré, parfois même bien vu, qu’un poète et un musicien puissent se permettre de s’adresser au Prince, offrir leurs préceptes, le conseiller et le guider. Le jeu allait au-delà de la simple flatterie, puisque le Prince les écoutait… ou du moins faisait semblant, car il aurait été sévèrement blâmé s’il s’était montré indifférent.

Nous sommes donc à la cour de l’archevêque Colloredo le 23 avril 1775, jour fixé pour la visite de l’archiduc Maximilien, fils cadet de l’impératrice Marie-Thérèse. La fête prévoit la sérénade Gli orti esperidi du Kappelmeister Domenico Fischietti, un compositeur parmi les dizaines de compositeurs napolitains disséminés dans les cours de toute l’Europe, et cette autre sérénade du jeune phénomène Wolfgang Amadé, fils du violoniste de la cour, Leopold. Pour les deux concerts, comme à l’accoutumée, on récupère et on arrange des textes de Métastase qui circulaient parmi les musiciens. Wolfgang avait 19 ans et venait tout juste de rentrer d’un congé à Munich où il avait enchaîné une série impressionnante de chefs-d’œuvre et surtout le franc succès de La finta giardiniera, un opéra bouffe d’une certaine envergure où l’orchestre semble envelopper les voix et sortir des solos qui  font déjà soupçonner un jeux de miroirs avec le personnage sur scène. Dans Il Re pastore, nous avons également un orchestre qui chante et prend part à la fête des voix, engagées dans un feu d’artifice d’une virtuosité époustouflante, et suit de prés un texte dont la fluidité métrique cache des mots-clés offerts à la fantaisie du compositeur. Mozart ne laisse  échapper aucune suggestion.

Il re pastore n’est pas à proprement parler un opéra, n’étant pas destiné à la scène, mais à une exécution en forme de concert. Cette forme impose une certaine immobilité. Les airs se succèdent et les ensembles sont réservés à la fin des actes. Les airs sont parfois en forme A-B-A avec reprise à varier, parfois en forme de rondeau;  le schéma formel est toujours traité avec un brin de liberté qui offre à l’auditeur attentif la petite perle inattendue, la jolie petite surprise, comme la voix de Aminta qui, à la fin de son tendre rondeau L’amerò sarò costante, n’accepte pas de laisser terminer l’orchestre et s’insère dans la coda conclusive provoquant l’arrêt étonné des instruments. Pour souligner la grandeur et la solennité de la forme, chaque air est traité comme un mouvement de concerto, avec l’espace pour une grande cadence du soliste prévue à la fin. Les airs de Tamiri  font exception à la règle, et l’air Sturm und Drang de Agenore Sol può dir come si trova, le seul en mode mineur, dont l’élan et l’agitation doivent s’épuiser un en seul souffle. A cause de l’absence d’action et de la scène, la force d’imagination déclenchée par l’orchestre est encore plus puissante: les instruments doivent peindre la paix pastorale, la tempête évoquée par Alexandre, la tendresse d’amour et la résignation de Tamiri, et enfin la déception de Agenore qui croit perdre sa bien-aimée juste après l’avoir retrouvée. Le déploiement des moyens est imposant, ainsi que la variété des couleurs suggérée par l’orchestre.

L’écriture musicale a sa hiérarchie: Alexandre, en tant qu’empereur, se voit réserver la coloratura la plus athlétique, le style le plus fleuri, et il est le seul qui apparaît accompagné de trompettes et timbales dans l’air de sortie Si spande al sole in faccia. Ceci est un air de parangon, selon un style déjà désuet à l’époque de Mozart, mais qui offre la possibilité de références musicales à la foudre et à la pluie avec une excitation sonore toujours tendue. Le deuxième air de l’empereur, Se vincendo vi rendo felici, est une déclaration politique d’aspiration à la félicité publique, ornée d’un un couple de flûtes qui dansent entre une phrase et une autre. Alexandre est aussi le seul personnage qui a droit à trois moments en solo: le troisième, Voi che fausti ognor donate, placé juste avant la fin, représente le bonheur désormais atteint et retourne à l’harmonie retentissante des trompettes.

Ensuite vient Aminta, le futur roi, qui a deux airs… et demi, le demi étant la petite introduction pastorale qui s’enchaîne à l’ouverture. On le verra ensuite engagé dans un air d’agilité, Aer tranquillo e dì sereni, indiqué comme allegro aperto, où la beauté du plein air éclate dans les longues notes d’ouverture qui épanouissent la phrase et la lancent dans de joyeuses batteries de doubles croches. Un thème d’une sérénité légère, réutilisé par Mozart  quelques mois plus tard dans le concerto pour violon en sol majeur K216. Mais le véritable bijou de cette partition est L’amerò, sarò costante, un tendre rondeau de fidélité d’amour qui tresse un dialogue entre la voix et un violon solo qui est quasiment un alter-ego. C’est peut-être l’objet même de cette déclaration. Le tout s’appuie sur une couleur de fond ombrageuse, guidée par deux cors anglais, solution déjà expérimentée par le jeune garçon qu’était Mozart (douze ans) à l’époque de La finta semplice.

Musicalement, la future reine Elisa est à peine en dessous de son bien-aimé. Elle a un air de coloratura de joie pastorale (Alla selva, al prato, al fonte) qui la met tout de suite en lien musical avec lui, et un air dramatique lorsqu’elle doute de l’amour d’Aminta (Barbaro, o Dio, mi vedi), air brisé dans l’écriture et dans la forme avec son alternance de andante et allegro : syncopes et soupirs !

Et enfin Agenore, le lieutenant d’Alexandre, et sa fiancée Tamiri, ont droit à des airs plus intimes, accompagnés de cordes. Dans cette dramaturgie essentielle, ce sont des personnages errants, peinant à trouver une position : se retrouvant de manière inattendue, ils essaient de se remettre ensemble mais ils sont troublés par diverses manipulations et l’excès de bienveillance d’Alexandre. Leur inquiétude explose dans le seul air vraiment tempétueux de l’œuvre, confié à Agenore, une musique qui se souvient de la manière des tragédies de Gluck. C’est seulement après avoir dissipé toute équivoque qu’ils sortiront tous deux de leur labyrinthe personnel et pourront participer à la fête finale.

Il re pastore est une construction à la dramaturgie solide et lisible, une grande fête de l’âge des Lumières. Un concert en costume, immobile, disent certains, mais une création qui nous parle surtout par la beauté de sa musique et la transparence de son message.

Texte : Riccardo Mascia