Le rêve d'une ville (Pomme d'Api)

 

SANYO DIGITAL CAMERARabastens est un autre exemple de riche bourgeois. Il est probablement très avare, exploiteur du personnel, il prétend payer sa domestique trente francs par mois, et même en 1873, ça ne devait pas être beaucoup ; il se considère aisé et raffiné, et se permet de dispenser sa sagesse sur la durée de l’amour, mais en réalité, c’est un vieux singe qui laisse courir sa main sur les filles qui travaillent chez lui. De plus, il est très soucieux de paraître plus jeune qu’il n’est (toujours trente-neuf ans… pour les femmes). La tentation de le faire ressembler à certains personnages politiques (du XIXème, bien sûr, qu’est-ce que vous croyez ?…) est irrésistible. A noter encore l’ironie féroce d’Offenbach dans la description de la rencontre de Rabastens avec l’employé du bureau de placement, véritable marché au bétail, dans sa façon de répéter « tout, tout » comme une marionnette, quand il bave devant la nouvelle domestique, et encore dans l’exaltation bourrue avec laquelle il ordonne à son neveu d’aller chercher le gril pour les côtelettes. L’amusant trio des côtelettes est une réincarnation du dernier esprit rossinien : comment faire de la musique sur les situations les plus banales et les mots les plus quotidiens, comment réduire le texte à un rythme pur et les personnages à des machines à musique. Etre réduit à une machine est d’ailleurs tout ce que mérite ce benêt de Gustave, l’amoureux geignard qui cherche à récupérer le terrain perdu. Enfin, dans Pomme d’Api, on festoie au champagne (on mange et on boit beaucoup dans le Paris d’Offenbach) et on conclut avec un galop irrésistible, éclat nerveux de la protagoniste qui jure de se venger en acceptant tous les amants qui la désireront « si ça ne va pas à mon idée » ! : ultime réincarnation de l’air du catalogue, une typologie, jeu d’accumulation, qui parcourt toute l’histoire de l’opera buffa : des Pékins et de militaires, des députés et de notaires, des huissier, des agriculteurs, des nains et des tambours majors…

Enfermée dans un appartement (nous l’imaginons dans un grand immeuble des nouveaux boulevards), Pomme d’Api a été composée dans ces années un peu tristes, tout de suite après la guerre et la Commune. L’ambiance est plus intime que pour Choufleuri. Mais un Paris très doux et romantique entre toute de même par la fenêtre et apporte son souffle. C’est le trait le plus génial de l’œuvre, quand les deux amoureux se souviennent : C’est un dimanche matin que nous avons pris le train à la gare Saint-Lazare… la rosière de Nanterre… la fête de l’endroit. Et puis le tableau d’une fête de banlieue pleine de vie, de sensations (A deux pas du chien savant, près de la femme géante, un photographe en plein vent avait élevé sa tente…) et de nature accueillante (Puis gaîment prenant la fuite, nous allâmes chercher vite dans le bois, pour rêver, un favorable endroit). Délicatement accompagnées par une mélodie de bal-musette qui pourrait être jouée par un accordéon, ces paroles nous amènent dans le Paris des amoureux des films de Marcel Carné, de Jean Vigo à Jacques Prévert et (permettez ce saut un peu hasardeux) à Georges Brassens. Comme des millions d’amoureux, après leur escapade campagnarde, Gustave et Catherine se sont juré un amour éternel sur une photo à minuit dans leur chambre, numéro 31, Boulevard Saint-Michel. Et comment ne pas penser aux peintures des impressionnistes (et aussi un peu, si on enlève l’allusion prosaïque au menu, au célèbre tableau de Manet, qui date de 1863) : Il faisait un temps superbe, nous avons dîné sur l’herbe, je me rappelle encore le pâté de veau froid… Et enfin, comme dans les textes des chansonniers, une larme sur l’innocence perdue : Comme j’étais confiante, folle, gaie, insouciante… mon cœur était en fête, fallait-il être assez bête pour croire que jamais cela ne finirait…

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Qu’est-ce que c’est ? La pomme d’api est une variété de pomme (malus domestica) présentant une face rouge vif et l’autre verte ou jaune, connue aussi en Italie sous le nom de appiola. Mais il en existe une variété foncée (api noir) et une autre dont les cinq protubérances sont caractéristiques (api étoilé). C’est de toutes façons un fruit rustique et odorant. L’agronome Olivier de Serres (1600) cite Pline l’Ancien, selon lequel un certain Appius Claudius Caecus aurait importé cette pomme du Péloponnèse en Italie. Selon André Leroy (1865), il s’agirait au contraire d’une variété française qui viendrait de la forêt d’Api, qui se trouverait près de Rennes. Certains font remarquer que àpios, en grec, veut dire poire et que le nom voudrait unir la consistance de la pomme avec la douceur de la poire : en somme, une extraordinaire pommepoire. En tous les cas, quel que soit son passeport, elle doit être très bonne ! [/nbox]

Pour conclure, faisons émerger d’autres personnages (réels) de notre Paris : la jeune Louise Théo joue peut-être un rôle Louise Théodans la fraîcheur de ce moment, elle qui avait alors vingt ans et qu’Offenbach venait de découvrir. Louise suivra Offenbach pendant toutes ses dernières années et portera le théâtre français léger dans le monde entier. Elle mourut en 1922, et nous ne pouvons pas ne pas penser à la grande époque de la chanson française qui s’ouvrait en ces années- là et dont elle a été une protagoniste. Elle était fille naturelle d’Anne-Gertrude Picolo, et petite-fille de Jean Baptiste. Sa mère avait créé le premier café-concert parisien sur les Champs-Elysées (le Café du Pavillon de l’Horloge), son grand-père était un saltimbanque et acrobate italien qui avait fondé le Théâtre Picolo en 1820, un théâtre itinérant qui fut fameux dans toute la France jusqu’aux années 1950. Louise venait de ces fêtes de l’endroit d’un Paris devenu moins exagérément riche que celui du Second Empire, un Paris plus vif et plus populaire, mais toujours plein d’envie de vivre e d’aimer. Offenbach, le Parisien, était tellement sensible à sa ville, qu’il a pu nous offrir également ce côté idyllique de Paris : le rêve d’une ville.

 

Riccardo Mascia